Derrida à Alger, un regard sur le monde *****

Derrida m'a déridée (voilà, ça c'est fait !) du point de vue philosophique. Il faut dire qu'il y avait du boulot. Sujette à une dysorthographie sévère (dixit mon professeure de Philosophie de Terminale : à ce jour, je ne lui en veux plus et reconnais une forme de réalité dans son intuition), j'ai toujours des difficultés à comprendre cette discipline. Le talent n'étant pas là (les exercices non plus), mon niveau atteint dans ce domaine reste proche du vide abyssal. La lecture de cet essai fut donc une gageure (accoucher de cette chronique également, je ne vous le cache pas  !).
Un colloque international «Sur les traces de Jacques Derrida» s'est tenu en novembre 2006 à Alger, deux ans après la disparition du philosophe «juif, Algérien, Français, citoyen du monde» (page 9 de l'ouverture). Organisé par Mustapha Chérif, suppléé par Amin Zaoui et les responsables de la Bibliothèque nationale d'Algérie, il rassembla différents orateurs, éminents spécialistes derridiens et présentant chacun un pan de la pensée de ce philosophe cosmopolite, en recherche constante d'innovation et de décloisonnement.
Étudier Derrida en oubliant son histoire personnelle serait une erreur monumentale, tant les deux sont intimement liés. Né à El-Biar en 1930, issu d'une famille installée en Algérie depuis des siècles, Jacques Derrida subit les lois de Vichy en 1940 qui déchurent pendant deux années sa famille (et donc lui-même) de la nationalité française. Cet épisode douloureux va l'amener très tôt au questionnement de l'identité, des déconstructions physique, langagière et théorique. Je suis restée hermétique à certains passages du livre (ne les comprenant pas et ce n'est faute de les avoir relus) mais d'autres m'ont emballée et touchée :
       1) la pensée de l'hospitalité (magnifique synthèse de Marie-Louise Mallet, où- «bien» vivre ensemble n'est possible (si cela est possible) qu'entre étrangers, à la condition d'un étranger «chez soi», c'est à dire aussi à la condition de n'être «chez soi» qu'en étranger- pages 59 et 60, où  l'hospitalité pure, absolue est l'accueil de l'autre sans condition,...,c'est-à-dire accueil de l'imprévisible, car «l'autre, par définition, est incalculable» page 63).
         2) le délacement, le délassement, le déplacement et la lettre manquante le p (l'initiale du mot Père -lien avec la psychanalyse freudienne- mais aussi du mot Puits - référence au puits d'Hegel et à la ville natale de Derrida, El Biar, qui signifie les puits), ce jeu de la déconstruction pour arriver à opposer les sens, à aboutir à des contradictions, marquer les différances, avec des phrases magnifiques rapportées par Jérôme Lèbre page 121 : «on ne peut délier un des nœuds qu'en tirant sur l'autre pour le serrer davantage» (J. Derrida) mais encore page 121«qui délace hors de propos, il lace» (citation de Pascal modifiée par les soins de J.Lèbre, en remplaçant les s par les c (encore un déplacement de lettre)) et enfin, en synthèse «La déconstruction entend nous libérer des pièges à lacets qui nous enserrent» page 132, «nous libère des pièges tendus par la langue» page 125 (J.Lèbre) .
           3) la difficulté des traductions de la pensée derridienne dans d'autres idiomes que le français, puisque justement il y a un problème du sens donné : ses traducteurs Silviano Santiago, Zohra Hadj-Aïssa et Geoffroy Bennington l'abordent humblement et modestement. L'un précise qu'il préférait discuter avec le penseur en français, malgré l'énorme reconnaissance internationale dont il jouissait (surtout aux États-Unis).
        4) l'identité judéo-arabe de Derrida, la figure des marranes («juifs de la péninsule ibérique convertis au christianisme, afin de s'assimiler, disparaître en tant que juifs et échapper ainsi pour un temps à la persécution» page 142), se sentir un étranger chez soi.
         5) la mise à nu des pouvoirs de domination : moment de la conférence où les attentas de 11 septembre 2001 sont «déconstruits» (j'aurais aimé un plus grand exposé de cette partie).

Ce recueil est remarquable pour la qualité des intervenants et les réflexions qu'il fait germer chez le lecteur (en l’occurrence, la lectrice me concernant), au point de me motiver à lire de la philosophie : finalement je crois que je vais réussir à me soigner ! 
Livre reçu et lu à l'occasion de l'opération Libfly/Deux éditeurs se livrent spécial Maghreb avec le partenariat des éditions Barzakh (Algérie) et Actes Sud (France) que je remercie infiniment pour ce très beau cadeau (inestimable pour moi).

évasion musicale : Again and Again -Basto

4 commentaires:

  1. Sa pensée est une pensée est une pensée complexe mais comme tout cheminement, cela se fait aussi par bouts. Il ne faut pas avoir peur de ne pas comprendre tout de suite car c'est avec le temps et la quête que les choses s'éclairent. La philosophie reste encore très difficile d'accès et je le regrette beaucoup. J'ai animé pendant quelques années des café-philos pour essayer de la rendre plus facile d'accès mais il semble que cette discipline demande du travail et qu'on ne peut en faire l'économie.

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    1. J'ai complètement conscience des efforts à effectuer pour apprendre et comprendre les problématiques liées à la philosophie. Disons que l'âge aidant, je me sens d'attaque pour les fournir, surtout après un essai pareil !

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  2. Bon courage! Quelques pépites au cours du chemin...

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    1. Oui, je l'espère, histoire de garder la motivation : en tout cas, je suis contente d'avoir fait cette rencontre.

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