J'ai eu la chance et l'honneur d'interroger Valentine Goby avec mon amie Anne-Lise Dollet, bibliothécaire à la médiathèque de Lezennes (59) le samedi 3 octobre 2015 à 15h. Ce café littéraire était le troisième temps fort de la Commémoration du 70ème anniversaire de la libération des camps dans la commune et Valentine Goby y était invitée à parler de son roman magistral Kinderzimmer dont l'action principale se situe dans le camp de travail de Ravensbrück en 1944.
Anne-Lise et moi avons fait le choix d'introduire nos questions grâce à des citations du texte, afin d'illustrer au mieux les thématiques abordées. Pendant l'entretien, nous avons alterné nos interventions, sauf lors de dialogues cités du texte. À certains moments, Valentine Goby n'a pas attendu la question pour intervenir et d'une certaine façon, nous espérions cette spontanéité puisque le public était là pour l'écouter.
Pitch de
Kinderzimmer
Suzanne
Langlois, ancienne déportée du camp de travail de Ravensbrück en
septembre 1944, vient un jour dans un lycée pour parler des
conditions de sa détention. Au détour d'une question lycéenne,
elle se remémore ce passé douloureux : sa participation à la
résistance, sa découverte par la Gestapo, le départ du train, son
changement d'identité (Suzanne devenant Mila) et puis tout le reste,
et surtout ce petit quelque chose emporté qu'elle n'avait pas du
tout prévu.
Impression
après lecture
Dans
ce roman, tout est parfaitement articulé, c'est-à-dire qu'il n’y
a pas de mièvrerie, il n'y a pas de sensiblerie. Chaque détail
indique vraiment l'horreur absolue de cette période. Pourtant, cette
atmosphère lourde est relevée par l'immense courage et la
solidarité de ces femmes, leur envie de vivre, malgré le
harcèlement, le découragement, les fausses rumeurs de la
Libération, le décès de détenues, le froid et la mort qui rôde
continûment. Kinderzimmer représente à la fois un hommage
littéraire et un rappel salvateur de ces résistantes de l'ombre qui
ont honoré l'espèce humaine et leur patrie par leur comportement
exemplaire.
Valentine
Goby
Vous avez perçu quelque chose qui me tient beaucoup à cœur : ce livre parle avant tout de lumière, certes très ténue. Cette résistance quotidienne de ces femmes dans un lieu où elles sont promises à la mort est l’œuvre d'une volonté extraordinaire : il s'agissait de montrer la lutte pour une minute de vie supplémentaire, non pas de soi mais de l'autre, d'avoir un regard lucide sur le quotidien épouvantable de ces femmes, de plonger dans l'obscurité et de permettre à l’œil de repérer le plus petit éclat pourtant présent.
Vous avez perçu quelque chose qui me tient beaucoup à cœur : ce livre parle avant tout de lumière, certes très ténue. Cette résistance quotidienne de ces femmes dans un lieu où elles sont promises à la mort est l’œuvre d'une volonté extraordinaire : il s'agissait de montrer la lutte pour une minute de vie supplémentaire, non pas de soi mais de l'autre, d'avoir un regard lucide sur le quotidien épouvantable de ces femmes, de plonger dans l'obscurité et de permettre à l’œil de repérer le plus petit éclat pourtant présent.
Pour reprendre Geneviève de Gaulle,
Kinderzimmer
est une autre traversée de la nuit.
Page
17 : « Où en Allemagne, elle l’ignore. Elle ne
sait rien de la distance, ni de la durée du
voyage.
Arrêts brefs, sans pause, portes ouvertes aussitôt closes dans un
fracas de ferraille. De brusques éblouissements, des plaques d’air
frais laissent tout juste entrevoir l’alternance du jour et de la
nuit, de la nuit et du jour. Trois nuits, quatre jours. À un moment,
on passe la frontière forcément. »
La
perte des repères est très présente dans le livre. D’ailleurs,
c’est bien le nom de « Ravensbrück » qui déclenche
l’enchaînement des souvenirs de Suzanne Langlois. Aucun détail
physique ne permet aux personnages de savoir où ils sont. N'est-ce
pas trop complexe de travailler uniquement par rapport à des
souvenirs, puisqu'on sait que peu de choses sont revenues de
Ravensbrück ?
Justement,
c'est un livre contre le souvenir et qui propose une autre voie pour
parler des camps que le témoignage. Le début du roman
est éclairant : il parle d'un témoignage « qui rate » (celui de
l'héroïne Suzanne Langlois) lors de sa rencontre avec des lycéens.
Le personnage principal réalise qu'elle ne raconte plus son
expérience mais la manière dont le temps a imprégné sa marque
pour la transformer en récit communicable, mais du coup qui ne
correspond plus tout à fait à son vécu à Ravensbrück. Je
voulais accéder à cette utopie, celle de déconstruire la matière
du témoignage pour retrouver l'expérience initiale, non marquée par
le temps, non réinterprétée par le souvenir. Pour comprendre ce
qu'a pu être l'épreuve des camps, celle de l'effroi le plus total.
Il s'agissait de revenir à la situation première, à la plus grande
naïveté, celle où les déportées ignoraient tout (le lieu de leur
déportation, la signification des sigles inscrits sur leurs
vêtements, leur devenir…). Lorsque j'ai rencontré Marie-José
Chombart de Lauwe (qui a inspiré le personnage de la puéricultrice
Sabine), voici la première phrase qu'elle m'a formulée : «
Valentine, j'étais NN au bloc 324 ». Ce à quoi, après trente
minutes d'entretien, je lui demande : « Mais au fait,
Marie-José, vous saviez, à ce moment-là, ce que signifiait le
sigle NN ? (NN : Nacht und Nebel – Nuit et brouillard).
Maintenant on sait qu'elle était condamnée à mourir par les Nazis.
Mais elle, au moment où elle vécut la scène, n'en avait pas conscience.
J'ai fait le pari qu'on ne se lève pas de la même façon quand on
sait qu'on a toutes les chances de mourir que quand on en est justement
ignorant. Je souhaitais être aussi opaque avec le lecteur que l'a
été la situation de ces femmes-là : je ne voulais pas que le
lecteur soit en situation confortable, je voulais qu'il soit en mesure
d'appréhender le manque de repères et de ressentir la situation
d'effroi.
Page
119 : « Voilà, James a un
numéro. Alors lui aussi est à eux. La Schwester indique à Mila
une paillasse à partager avec une malade, une femme couchée qui
tremble constamment. Puis la Schwester reprend l’enfant. Mila
demande où elle l’emmène. Im Kinderzimmer, répond l’infirmière.
Im Kinderzimmer ? Ja. À
la chambre des enfants. »
La
maternité / Kinderzimmer est le titre du livre et signifie la
chambre des enfants. Qu’est-ce qui vous a amenée à évoquer ce
sujet précis par rapport au contexte des camps ?
Valentine Goby
Je suis une romancière donc ma justification doit être avant tout littéraire. Le sujet m'a posé question parce qu'il n'y avait pas de documents historiques à ce propos. C'est en rencontrant Jean-Claude Passerat, un Français né dans le camp de Ravensbrück, que je découvre l'existence de cette Kinderzimmer. Par son intermédiaire, je me suis rapprochée des deux autres Français nés à Ravensbrück, de deux mamans des camps (dont l'une est aujourd'hui décédée) et de Marie-José Chombart de Lauwe dont la résistance s'est exprimée dans le lieu le plus abominable et dans l'endroit le plus bouleversant et humain du camp. Cinq cent vingt-deux bébés sont nés dans la Kinderzimmer, trente ont survécu et parmi eux, donc trois Français. Bouleversée par cette histoire, j'ai mis deux ans à me décider à la narrer, en choisissant la fiction, avec cette double contrainte : la transmission de la mémoire et réussir à ce que les lecteurs s'approprient une histoire qui n'est pas la leur. Avec cette problématique : qu'est-ce qui dans mon humanité me relie à cette histoire ?
Qu'est-ce
que choisir la vie dans une situation de désespoir ? Ce sont
peut-être les enfants qui ont sauvé leur mère parce que les femmes
ont trouvé une raison de vivre, une lutte. C'était aussi une façon
de réfléchir sur la parentalité. Je ne voulais pas écrire une
fiction totalement extérieure à moi.
Page
126 :
« -Dites,
pourquoi elle fait ça…
-Parce
qu’elle a mal aux seins, parce qu’elle imagine que vous le feriez
aussi, parce qu’être utile ça maintient en vie. Peu importe,
James a de la chance »
L'instinct
de survie transparaît via la
maternité, comme
prolongement de l’humanité. On y perçoit la force d'y croire
encore, de parler de chance, de félicité dans un mouroir. Comment
expliquer cette énergie, cette hargne à ne pas abandonner ?
Valentine Goby
Jean-Claude Passerat a été nourri par le lait de six femmes de nationalités différentes. Sa survie n'est due qu'au collectif. La phrase la plus importante du livre est celle-ci : « La vie est une œuvre collective.» Parce que Mila, qui a subi un séisme dans sa vie (la déportation, la découverte de sa grossesse, le vécu dans le camp...) et qui a une totale méconnaissance de son corps, a peur que l'amour passe par le lait d'Irina (une détenue qui va un temps allaiter son fils James), que le nouveau-né s'attache davantage à sa nourrice. Elle comprend que l'amour maternel demande le plus grand renoncement au monde, puisqu'il s'agit d'abandonner l'exclusivité de l'enfant pour la propre survie de ce dernier, d'accepter que seule la communauté peut le sauver. C'est donc un véritable gynécée qui se met en place : tout le monde est interchangeable, l'individualité n'est plus à l'ordre du jour. De fait, tous les gestes minuscules (invisibles depuis le monde d'abondance dans lequel on vit actuellement) donnent du sens par leur agglomération : voler un bout de charbon pour augmenter la température de la Kinderzimmer pendant vingt minutes, récupérer du fil pour recoudre des haillons qui recouvrent les bébés, construire des tétines avec des gants en plastique...) C'est une organisation extraordinaire, une véritable fourmillière.
Valentine Goby
Jean-Claude Passerat a été nourri par le lait de six femmes de nationalités différentes. Sa survie n'est due qu'au collectif. La phrase la plus importante du livre est celle-ci : « La vie est une œuvre collective.» Parce que Mila, qui a subi un séisme dans sa vie (la déportation, la découverte de sa grossesse, le vécu dans le camp...) et qui a une totale méconnaissance de son corps, a peur que l'amour passe par le lait d'Irina (une détenue qui va un temps allaiter son fils James), que le nouveau-né s'attache davantage à sa nourrice. Elle comprend que l'amour maternel demande le plus grand renoncement au monde, puisqu'il s'agit d'abandonner l'exclusivité de l'enfant pour la propre survie de ce dernier, d'accepter que seule la communauté peut le sauver. C'est donc un véritable gynécée qui se met en place : tout le monde est interchangeable, l'individualité n'est plus à l'ordre du jour. De fait, tous les gestes minuscules (invisibles depuis le monde d'abondance dans lequel on vit actuellement) donnent du sens par leur agglomération : voler un bout de charbon pour augmenter la température de la Kinderzimmer pendant vingt minutes, récupérer du fil pour recoudre des haillons qui recouvrent les bébés, construire des tétines avec des gants en plastique...) C'est une organisation extraordinaire, une véritable fourmillière.
On
est à sept mois de la libération du camp, qu'est-ce qui a fait que
les Nazis ont laissé les femmes accoucher, ont laissé « cette
chance » précaire aux enfants de survivre, alors qu'il est
parfaitement dit dans le texte, qu'un an auparavant, ils tuaient les
enfants dès la naissance ou forçaient les femmes à accoucher
prématurément ?
Valentine Goby
On ne sait pas. Et j'ai pour éthique de ne jamais avancer quelque chose que j'ignore. L'ignorance est une forme de savoir, parce qu'ici savoir qu'on ignore pourquoi la Kinderzimmer a été permise renseigne sur le chaos qui régnait à cette époque-là dans le camp en totale surpopulation, avec un encadrement débordé et conscient de la perspective de la fermeture de Ravensbrück. La Croix Rouge n'était pas loin, les Nazis commençaient à avoir peur des procès d'après-guerre. Donc ils donnaient le change en autorisant la visite contrôlée de la Croix Rouge, un plan de communication au cours duquel ils exhibaient les déportées les plus récentes, la remise à neuf de baraquements. Mais il y avait une incapacité de leur part à cette époque-là à tout contrôler. Et donc, il était préférable pour eux d'organiser ce chaos (et donc d'accepter la Kinderzimmer), plutôt que de laisser se développer une clandestinité difficilement gérable, tout en restant dans leur projet abominable d'extermination massive (vu que les boîtes de lait maternisé étaient diffusées au compte-gouttes et en échange du cadavre d'un nourrisson. Il n'était pas question pour eux de laisser la vie se répandre).
On ne sait pas. Et j'ai pour éthique de ne jamais avancer quelque chose que j'ignore. L'ignorance est une forme de savoir, parce qu'ici savoir qu'on ignore pourquoi la Kinderzimmer a été permise renseigne sur le chaos qui régnait à cette époque-là dans le camp en totale surpopulation, avec un encadrement débordé et conscient de la perspective de la fermeture de Ravensbrück. La Croix Rouge n'était pas loin, les Nazis commençaient à avoir peur des procès d'après-guerre. Donc ils donnaient le change en autorisant la visite contrôlée de la Croix Rouge, un plan de communication au cours duquel ils exhibaient les déportées les plus récentes, la remise à neuf de baraquements. Mais il y avait une incapacité de leur part à cette époque-là à tout contrôler. Et donc, il était préférable pour eux d'organiser ce chaos (et donc d'accepter la Kinderzimmer), plutôt que de laisser se développer une clandestinité difficilement gérable, tout en restant dans leur projet abominable d'extermination massive (vu que les boîtes de lait maternisé étaient diffusées au compte-gouttes et en échange du cadavre d'un nourrisson. Il n'était pas question pour eux de laisser la vie se répandre).
(suite demain)
Bravo, tu te débrouilles très bien. Tu sais, je n'ai pas encore lu ce livre
RépondreSupprimerNous étions deux (j'a animé avec Anne-Lise) et Valentine Goby est une auteure formidable qui nous a mis tout de suite à l'aise. C'est une femme adorable. Ce fut une expérience merveilleuse. Le travail en amont avec Anne-Lise était génial et la journée ensuite fut la cerise sur le gâteau.
SupprimerWaowwww mille mercis pour ce partage. C'est toujours passionnant d'en apprendre plus sur les intentions d'un auteur. Et tu sais quoi ? Il est fort probable qu'après avoir lu la suite de cette rencontre (que j'attends donc avec impatience !) je me décide enfin à me plonger dans ce roman alors que je renâcle depuis tout ce temps, malgré tous les éloges lus partout.
RépondreSupprimerj'ai pensé à toi vendredi : je t'ai préparé un petit colis spécial belge !!!! je te l'envoie lundi sans tarder. J'espère que tu n'as pas changé d'adresse.
SupprimerOhhh, c'est super gentil de ta part... Non, ne t'inquiète pas, je suis toujours à la même adresse.
Supprimerenvoi demain matin avant d'aller au travail ! J'espère que tu vas l'aimer. Bises
SupprimerC'est toujours chouette de rencontrer un auteur. Je n'ai pas aimé Kinderzimmer, que j'ai d'ailleurs abandonné, à cause du style et du manque de ponctuation.
RépondreSupprimerUn gros succès pourtant !
Passe un bon dimanche.
J'ai adoré ce livre que j'ai relu pour l'occasion. Un autre encore immense coup de cœur.
SupprimerUn compte-rendu passionnant, merci !
RépondreSupprimerMerci à toi pour ce gentil com. Bises
SupprimerMerci, c'est toujours intéressant d'avoir l'écrivain qui explique! j'ai abandonné Kinderzimmer au changement de nom (suzanne mila), en avez vous parlé durant cet entretien? Si bien sûr suzanne et mila sont une même personne?
RépondreSupprimerJe repose ma question (c'est à cause de ça que j'ai abandonné le livre, j'avoue)
SupprimerAutre chose : tu prends des notes? Car on a vraiment de la matière, merci pour ces trois billets. Ou alors tu as travaillé sur un enregistrement?
Pour Mila, je ne me suis pas posée la question. J'ai tout de suite estimé(peut-être à tort) qu'il s'agissait de son nom de code de résistante, puisque tout le monde perdait son patronyme pour protéger les siens. Dans le camp, le patronyme est abandonné au profit du numéro voire du tatouage. Mila est une façon de garder une identité humaine, sans retrouver l'originelle.
SupprimerPour ce qui est des trois billets, je ne pouvais pas décemment prendre des notes, alors que j'étais à côté de l'auteure et censée rebondir à ses remarques. J'ai utilisé un dictaphone qui a enregistré les deux heures d'entretien avec nous et le public. Ensuite j'ai réécouté et retranscrit la conversation le plus fidèlement possible, en évitant les reformulations, et cela m'a pris à peu près huit heures. Merci pour tes remarques et ton intérêt à cette conversation.
Merci!
SupprimerUn dictaphone, oui oui, mais quel travail tu as fourni! Donc tu es à côté de l'auteur... ^_^
exact !!!! Reste à savoir de quel côté !!!! Bises
SupprimerC'est très intéressant ! J'ai lu ce roman peu après sa sortie, et j'en étais sortie vraiment chamboulée.
RépondreSupprimeroui, c'est le terme. C'est un roman qui m'a scotchée et pendant un mois et demi, je l'ai laissé décanter.
SupprimerJe dois dire que j'aime le parti qu'elle prend de dire qu'en matière historique, elle préfère ne rien avancer si elle en ignore, on aimerait qu'elle ne soit pas la seule à avoir une telle éthique. Bref.
RépondreSupprimerVous avez drôlement bien travaillé, et je trouve absolument formidable qu'un tel événement soit organisé. D'autant plus formidable que Goby vient parler d'un livre qui ne fait plus d'actualité littéraire, donc c'est d'une certaine manière une rencontre presque gratuite.
Bravo à vous deux et à elle.
Tu te doutes que je n'ai toujours pas lu Kinderzimmer, et que je ne vais pas m'y coller maintenant ;-)
Valentine Goby vit de sa plume et donc monnaye ses interventions publiques ce qui est bien normal. Cette chouette rencontre a été financée par la mairie de Lezennes via le budget de la médiathèque. J'aime son contact avec les autres. C'est une personne très riche humainement.
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