Itinéraire d'une adulte gâtée par une belle soirée... organisée par Libfly.com

Ayant reçu six ouvrages de très haute qualité littéraire par l'opération Libfly/Deux éditeurs se livrent spécial Maghreb et habitante de la métropole lilloise, je me rends à la rencontre du 13 février 2012 à l'auditorium des Beaux-Arts, très motivée de découvrir la belle Kaouther, le séduisant Yamen, les illustres Elisabeth, Marie et Sofiane. Toute fière, j'ai emmené un carnet et pas de stylo : zut, la soirée commence bien !

À ce propos, elle commence et même débute à l'heure. Christine Mercandier, brillante modératrice, entame le tour de table par les éditeurs puis les auteurs. Elisabeth Daldoul (Elyzad) et Sofiane Hadjadj (Barzakh) nous racontent leur début dans la profession : on sent l'implication militante chez Elisabeth (celle de gagner sur la censure, d'offrir à tous les Tunisiens un brin de liberté par la lecture, à défaut de celle physique et de conscience et malgré les problèmes techniques récents : plus de papier en imprimerie pour les poches Elyzad avant avril) ; Sofiane, lui, revendiquant le choix d'abord de faire ce métier, celui qu'il a choisi après des études françaises en architecture. On a le droit aux premières anecdotes : l'estafette blanche de Barzakh sillonnant l'Algérie pour retrouver les 50 librairies du pays, le nom de Barzakh (l'isthme, l'entre-deux mondes mystique, là où on n'est pas tout à fait mort mais où on ne fait plus partie des vivants). Chacun explique la difficulté d'exercer ce beau métier mais aussi les ressources incroyables d'adaptation qu'il peut générer. Intervient ensuite Marie Desmeures (Actes Sud) en partenariat privilégié avec Barzakh et en collaboration prochaine avec Elyzad (ce fut annoncé devant témoins!).

Arrivent ensuite les auteurs : tout d'abord Kaouther Adimi, jeune écrivaine et auteure du magnifique L'envers des autres, polyphonie intergénérationnelle d'Algérois publiée par Barzakh, puis Yamen Manaï auteur de deux ouvrages La Marche de l'incertitude et La Sérénade d'Ibrahim Santos chez Elyzad Poche. Tous deux lisent un morceau de leur texte (pour Kaouther, présentation de Kamel, et pour Yamen, lecture de la préface, qu'il n'avait pas prévu d'écrire mais les événements tunisiens de janvier 2011 en ont décidé autrement, différant la publication de la Sérénade). Tous deux, si différents mais si proches dans la démarche artistique : Kaouther dédiant son livre à ses personnages, Yamen précisant qu'à partir d'un moment, le texte s'impose à lui, qu'il ne peut pas faire ce qu'il veut de ses personnages, que ces derniers deviennent ses propres guides ! Kaouther et Yamen ont choisi de quitter leur pays d'origine pour ne plus subir le carcan local, pour ne pas sentir l'oppression. Kaouther précise qu'elle s'est autorisée à finir l'Envers des autres en quittant l'Algérie, Yamen n'a pas conçu de livre ailleurs qu'en France. Ce recul géographique est reconnu comme salutaire par Elisabeth Daldoul qui en aparté m'a précisé que certains auteurs tunisiens restaient trop tendus par les difficultés de vie sur place et du coup, atrophiaient une part non négligeable de leur créativité. Kaouther et Yamen ont aussi conscience d'écrire des livres universels dans le sens où le lieu de vie de leurs personnages importe peu, où les problèmes abordés restent valables partout. Yamen Manaï a volontairement créé un site inexistant Santa Clara pour son livre La Sérénade. Comme il le précise, il y a au moins vingt Santa Clara dans la région du monde considérée. Tous deux abordent la société dans sa richesse, sa globalité et sa mixité, leur bilinguisme en toute honnêteté : Kaouther nous narre sa schizophrénie linguistique (née dans un milieu arabisant et arabophone, elle a appris à lire et à écrire en français pendant son séjour grenoblois entre ses 4 et 8 ans, avant d'écrire et de lire l'arabe. De ce fait, elle pense en arabe et écrit en français). Yamen a appris à lire et à écrire en arabe mais le fait de quitter assez tôt la Tunisie pour rejoindre la France, l'a rendu plus à l'aise dans le lexique francophone, enfin pour l'instant (mais il ne désespère pas de créer une fiction dans sa langue maternelle). Vient aussi la question de la difficulté que rencontrent les jeunes auteurs à être publiés en France et aux Pays du Maghreb : Yamen et Sofiane confrontant leur point de vue et ne semblant pas tout à fait d'accord ; Yamen essuyant une lettre de refus alors que l'envoi du manuscrit datait de moins d'une semaine, Sofiane prétextant que tout manuscrit de qualité sera lu et publié. Je précise que malheureusement, je reste de l'avis de Yamen : trop d'auteurs illustres en France publient leur soupe annuelle et malheureusement prennent la place d'autres plus méritants.

Au cours des deux heures trente, sont abordées les questions des contributeurs de Libfly et du public : la place du livre en Algérie et en Tunisie, l'espoir (peut-être vain mais non improbable) d'un meilleur pour la littérature maghrébine, l'avenir de la lecture dans les écoles, l'approvisionnement des librairies, le militantisme ou non, l'universalité ou non (Sofiane Hadjadj précisant qu'on ne peut recourir qu'à l'universalité si on est installé à un endroit et qu'il défend à quiconque de le réduire à sa nationalité, à sa ville, à sa langue, à sa culture : on est un et multiple à la fois !). Leurs mots sonnent justes et me plaisent : le «mal du livre», devenant un vrai baromètre de la dictature (les assauts répétés contre La princesse de Clèves et la remontée à 7% de la TVA sur les livres deviennent révélateurs d'une démocratie française en berne). Suit le devoir de mémoire que chaque pays se doit de traiter pour ne pas répéter les événements, pour aussi les comprendre : ainsi préconisent Sofiane Hadjadj et Yamen Manaï. Apprendre l'Histoire et non un roman historique comme le souhaitent certains tyrans et autres anciens officiels français pour éviter les questions fâcheuses, les remises en question déroutantes, pour enfermer leur peuple dans une histoire à l'eau de rose imbuvable et stérile, pour le rendre sans passé et donc sans avenir (clin d’œil à une jolie et si juste remarque de Bluedot), pour l'empêcher d'avancer et de réfléchir : combien de temps a-t-il fallu aux Français pour apprendre la période de la collaboration, pour renommer les événements d'Algérie en guerre franco-algérienne ? Yamen Manaï a précisé que souvent cet effort de mémoire était précédé par les fictions des écrivains qui, en les élaborant, arrivent à cette vérité commune. On y parle de civilisations et d'animalité : le débat vole haut mais on suit très bien !
La soirée se termine : les auteurs se plient gentiment aux dédicaces. Muette devant la belle Kaouther (sauf pour l'abreuver de remerciements pour le moment fantastique que j'ai passé avec «ses» personnages, alors que plus tard une question la concernant m'a taraudée.), je suis plus encline à demander la profession d'Yamen Manaî, à en discuter (il vit sous des algorithmes tous les jours), à lui demander « quand écrivez-vous ?» et à entendre sa réponse « quand il n'y a rien à la télé, que rien ne me gêne...entre minuit et 3h du matin : vous ne trouvez pas que j'ai des cernes ? », ce à quoi je lui réponds «vous êtes frais et très inspiré ce soir : j'ai beaucoup aimé vous entendre et j'ai très envie de vous lire».

Me voilà de retour avec deux livres dédicacés, un sourire aux lèvres, confortée par de belles rencontres avec des humains profondément ancrés dans le monde (notre monde), à l'écoute des autres et dans le but de nous élever : chouette programme, non ?

                                                                                                         P.C, le 14 février 2012

photos Olivier Milleville pour Libfly (je remercie vivement Olivier et Libfly de m'avoir autorisée à poster ces photos, copiées sur le site Libfly.com).

Notes personnelles 
1) J'ai fait le choix de placer en page Accueil mes fiches de lecture. J'ai décidé de créer une page Rencontres de la Cave où je référencerai toutes mes rencontres littéraires ou non. Pour remercier Libfly.com de cette belle opération, j'ai décidé d'éclairer davantage cet article que j'ai publié sur Libfly le mardi 14 février et que je vous présente en page Accueil aujourd'hui : vous aurez la possibilité de le critiquer et d'y laisser des commentaires !
2) C'était un belle soirée riche en débat publique : je crois aussi sincèrement qu'Elyzad et Barzakh fournissent un travail remarquable dans leur pays, qu'ils participent à l'émancipation intellectuelle de leur peuple par la publication de livres magnifiques pour un lectorat plus restreint mais intransigeant sur la qualité littéraire. Je ne dis pas que ce n'est pas le cas en France mais je pense que certains auteurs français archi-médiatiques ne verraient pas leurs livres vendus au Maghreb car trop pauvres intellectuellement et trop chers aussi.

3) Pour ceux et celles qui n'ont pas pu participer à cette soirée, Libfly met en ligne la video du débat :
http://www.libfly.com/rencontre-exceptionnelle-avec-les-editions-elyzad-barzakh-actes-sud-et-deux-auteurs-fevrier-billet-1485-381.html

4 commentaires:

  1. J'ai suivi de loin cet éclairage sur ces deux maisons d'édition. Cela montre à quel point l'édition peut être un combat et l'écriture une forme de résistance.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Combat magnifique et pacifique, résistance et ouverture des esprits : une jolie lutte ! N'hésitez pas à consulter la vidéo et la retranscription des paroles émises pendant le débat sur Libfly, au lien précisé.

      Supprimer
  2. Eh bien dis donc, quel article !!!!! Bravo pour ce compte-rendu qui fait bien regretter cette soirée !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'espérais te voir et je me dis que j'aurais dû te contacter pour qu'on se fixe un rdv : la prochaine fois, tu n'y échapperas pas, sauf si tu as des circonstances atténuantes (familiales ?)

      Supprimer