L'ordre du jour - Eric Vuillard *****

Ne jamais dire "Jamais je ne lirai ce livre", ne jamais dire "jamais" ! (je m'auto-persuade comme je peux).
Oui, après une grosse colère annuelle systématique lors de l'attribution des prix littéraires qui fait la part belle à ces messieurs, occultant les œuvres féminines en amont (la barre des sélections est relativement rude pour les écrivaines, allez savoir pourquoi ... Je m'interroge toujours parce qu'honnêtement, certains auteurs encensés ne valent pas tripette), j'avais décidé de boycotter les lauréats.

Mais, il y a un MAIS : je suis relativement inconstante dans ce genre de décisions que je ne considère pas comme essentielles (pour les autres, je suis tenace et inflexible), L'ordre du jour possède une qualité imparable (au moins avant d'ouvrir ledit bouquin) : sa courtitude ! 

Je suis honnête, j'ai failli abandonner : pas en raison de l'écriture (sublime de chez sublime : j'ai rarement lu un bouquin où je voudrais citer toutes les phrases tellement elles sonnent juste, elles sont d'une pertinence et d'une musicalité, où l'auteur - Eric Vuillard -  ne se regarde pas écrire mais parle à n'importe qui sans gonfler son style de préciosité, tout en restant précis, affirme et assume ses pensées) mais pour le choix du thème : l'Anschluss (l'annexion de l'Autriche par le Troisième Reich). J'ai failli quitter cette œuvre parce que je me sentais oppressée par les événements décrits (ou que j'allais anticiper... et rien n'est pire que d'imaginer l'imaginable/l'effroyable qui s'est pourtant produit). Et puis, je me suis dis : "Laisse-lui une chance de se défendre, de voir comment Monsieur Vuillard va se dépatouiller de son récit pour éveiller ton cerveau pourtant lent en ces temps de vacances et te faire réagir." Alors j'ai écouté mon cœur et j'ai poursuivi la lecture... J'ai bien fait !
L'ordre du jour commence par l'entrevue d'Hermann Goering et d'Adolf Hitler avec vingt-quatre salopards (comme tant d'autres avant et après eux, de tous pays ... C'est l'avantage de la lâcheté et de la compromission : elles dépassent les frontières et n'exigent aucune dose de conscience morale). Vingt-quatre salopards, industriels allemands pour la plupart, fortement incités à contribuer à l'effort financier du futur grand chantier nazi (l'invasion terrestre, avant la Shoah), vingt-quatre salopards, donc, qui sauront retrouver puissance et finances en exploitant jusqu'à la mort les futurs déportés affamés des camps de concentration. La première scène pose le thème, l'ambiance et les valeurs et sera suivie par d'autres.  
Eric Vuillard déroule ensuite l'avancée des travaux, l'intervention des grands démocrates de ce monde (Daladier, Chamberlain) qui ont tous manqué de jugeote, de courage et d'abnégation : pourtant conscients d'avoir affaire à des paranoïaques, délinquants et criminels au pouvoir allemand et obsédés de ne pas rentrer dans un autre conflit guerrier (comme si le fou Hitler allait se contenter de si peu), tous ont voulu s'épargner du répit et y ont perdu leur dignité. La petite rébellion du chancelier autrichien Schuschnigg et du président de parade Miklas (conscients d'avoir produit le terreau de la propagande nazie) n'y fera rien ; les états d'âme des uns et des autres, non plus.

L'ordre du jour est un roman court exceptionnel parce qu'il y traite d'un sujet grave avec pudeur et honneur, avec fierté et retenue. 
La grande et les petites histoires se conjuguent : relâcher les moments de tension tout en informant sur la nature réelle de chacun (peu de femmes interviendront dans le récit, mises à part les concubines). Eric Vuillard agrémente les temps de conciliabule d'anecdotes sur les protagonistes, alterne passé, présent et futur : la référence aux procès de Nuremberg est régulière ; l'effroi et l'envie de vomir face aux rires insoutenables, aux scènes d'humiliation urbaines ou dans les salons, ou au droit de réparation à nouveau bafoué, saisissent.

Rien, absolument rien ne peut être pardonné : ni aux tortionnaires, ni aux pseudo-diplomates qui ont laissé faire. 
Notre humanité s'est perdue en chemin : 60 millions de morts (dont certaines oubliées et honorées par Eric Vuillard dans ce roman) méritent qu'on n'oublie pas, qu'on n'oublie rien parce que notre monde fragile sujet aux bouleversements et aux petits "dictateurs" élus au suffrage universel nous rappelle que RIEN N'EST GAGNE D'AVANCE et surtout pas la paix et le respect dû à autrui !

Editions Actes Sud (broché paru en mai 2017 - 142 pages distribuées en courts chapitres)

Prix Goncourt 2017 (archi-mérité)

Emprunté à la bibliothèque

page 79
"C'est curieux comme jusqu'au bout les tyrans les plus convaincus respectent vaguement les formes, comme s'ils voulaient donner l'impression de ne pas brutaliser les procédures, tandis qu'ils roulent ouvertement par-dessus tous les usages. On dirait que la puissance ne leur suffit pas, et qu'ils prennent un plaisir supplémentaire à forcer leurs ennemis d'accomplir, une dernière fois, en leur faveur, les rituels du pouvoir qu'ils sont en train d'abattre."

page 108
"Le traité de Versailles avait interdit aux Allemands la fabrication de chars, les entreprises allemandes produisirent donc par l'intermédiaire de sociétés écrans, à l'étranger. On voit que l'ingénierie financière sert depuis toujours aux manœuvres les plus nocives. "


14 commentaires:

  1. Comme toi je ne cours pas après la lecture des prix, mais parfois on tombe bien!

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  2. C’est un très bon livre, mais mon cœur penchait pour Zeniter... n’empêche que l’écriture de Vuillard quand même ...��

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  3. Je n'ai encore rien lu de cet auteur mais j'ai acheté deux livres de cet auteur à force d'entendre des louanges sur son écriture. celui-là fait partie de mes envies...

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  4. Côte horreurs de la guerre, je suis en plein La mémoire est une chienne indocile, alors je ne pense pas que L'Ordre du jour puisse être plus terrible encore.
    Et comme tout le monde encense l'écriture de l'auteur, il se peut bine que ce roman fasse partie de mes lectures de vacances...

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  5. Et bien moi, c'est le style qui m'a gêné.

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  6. C'était ma première lecture de l'auteur et j'ai franchement aimé la manière dont il a abordé cet enchaînement de faits. Plus le style évidemment. (je lis ce que j'ai envie de lire, je fais abstraction des prix auxquels je n'accorde aucun crédit).

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  7. J'aime son style. Oui, il ne s'écoute pas écrire et ça fait du bien. ça fuse, ça surgit et cela pourrait, malheureusement, être à l'ordre du jour.

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  8. Je ne dis pas "jamais", mais "peut-être un jour".
    Bon dimanche.

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  9. Ben non , perso je dis non...on dirait un carnet de notes, c'est super cher pour les quelques phrases et puis le sujet ne me tente pas.

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  10. je vais dire "peut-être " aussi!

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  11. Je l'ai offert sans l'avoir lu. Je dois maintenant me l'offrir et le lire.

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  12. Je n'ai pas aimé 14 juillet, j'avais dit "jamais je ne lirai plus Vuillard", mais ne jamais dire jamais, alors un jour s'il tombe entre mes mains, pourquoi pas...

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  13. Vous parlez bien de vos lectures mais pourquoi avoir mis "courtitude" plutôt que brièveté.

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    1. Parce que j'aime ce néologisme tout personnel. Dans "courtitude", j'entends aussi "l'attitude" d'un roman (comme si ce mot lui donnait corps). Vous avez raison, brièveté est un terme plus correct et joli aussi mais il donne aussi le sens de l'éphémère ce que ne revendique pas "courtitude" (plus ancré sur la taille réduite et l'efficacité de l'écrit). Merci pour votre gentil commentaire.

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