Douces déroutes - Yanick Lahens **** (pas plus mais pas moins non plus)

Douces déroutes narre l'itinéraire de plusieurs habitants de Port-au-Prince, capitale haïtienne en abandon où règnent une envie de démocratie populaire, une volonté furieuse de s'en sortir, l'impuissance de maintenir un état de droit lorsque gangrènent la pègre de la rue et la corruption des notables. 
Image captée sur le site de l'éditeur
Lorsqu'on achève Douces déroutes il y a trois choses qui interpellent :
  • on conçoit les déroutes de nos protagonistes : certains meurent d'impartialité, d'autres crament leur âme en la vendant au diable, les uns restent au risque de représailles ou au péril de leur vie, les autres s'enfuient pour juste survivre 
  • on voit moins la notion de douceur mais plutôt celle d'un mot qui contient les mêmes lettres toutes sauf une (et celle-ci fait tout la différence) : celle de la douleur (douleur de la perte, douleur d'abandonner ses idéaux, douleur de ne plus croire en personne). Mais dire que Douces Déroutes est un livre triste serait réducteur : on est subjugué par l'énergie des humanités présentes dans le roman (l'orpheline Brune, la militante Nerline, le poète Ezéchiel, son petit frère Espérandieu qui essaie de se faire comprendre, l'optimiste Pierre, le reporter Francis), on observe le cheminement des damnés (Joubert, Cyprien, Carmelo)
  • on admire le style, l'écriture exceptionnelle de Yanick Lahens : très poétique, très fluide, qui passe du "je" au "tu" ou au "il" ou au "elle" ou au "nous". Un style lyrique, non linéaire qui rend le lecteur très attentif et concentré, qui fait aussi que Douces déroutes pourrait également dérouter une partie des lecteurs potentiels, ou bien les détourner de cet écrit instruit, de ce manifeste romanesque d'une île de toute beauté, qui voudrait s'émanciper. A l'instar de ses héros, Yanick Lahens pose les faits, transmet des message politiques (dans le bon sens du terme) sans chercher à convaincre, juste à révéler les faits.
Une image reste en tête : la scène d'une exécution sommaire en pleine rue qui lie tout ce petit monde et dit tout.
Je n'ai pas pour habitude de reprendre l'incipit d'un roman mais celui de Douces déroutes m'est allé droit au cœur, par sa tendresse, son affection et sa lucidité. Ce paragraphe occupe la première page de la version brochée du roman : quelle bonne idée !

Ma chère femme,

JE SOUHAITE que tu lises cette lettre au petit matin. Dans ces minutes où, toi et moi, nous tentions quelquefois, à notre façon, d'éloigner les incendies du monde. Sois forte comme j'essaie de l'être au moment où je t'écris ces mots. Les pressions sur ma personne se font plus intenses et les menaces, à peine voilées, ne laissent plus aucun doute sur le sort que certains croient devoir me réserver. Mais j'accumule les preuves. Opiniâtrement. Elles sont, tu le devines, accablantes. J'anticipe les stratégies procédurales, tu connais l'aplomb éhonté de nos hommes de loi. J'affine le dossier jusqu'à en perdre le sommeil et j'irai jusqu'au bout. Nommer certaines choses est devenu un délit et non le fait que ces choses existent. Je vois ton visage qui m'implore d'être prudent, de même que je n'oublie pas tes mots : " Dieu que je suis chanceuse de m'endormir et de me réveiller auprès d'un gentilhomme! ". Mais d'autres codes gouvernent l'époque. Qui nous exilent dans une disgrâce aussi brutale qu'elle nous fait honneur. Laisse couler tes larmes, mais ne plie jamais le genou. Jamais.  ..."

En résumé : Douces déroutes est un roman coup de poing, une rage littéraire dans laquelle on ressent et admire la plume de son auteure Yanick Lahens, un écrit qui éclaire, de toute beauté comme l'île qu'il représente.

Éditions Sabine Wespieser

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