Kinderzimmer - Valentine Goby ***** et rencontre avec l'auteure

Longtemps, j'ai retardé l'écriture de cet article. Besoin de recul, d'y voir plus clair, de ne pas commettre d'impairs avec les mots employés, de rester juste (le sujet lourd et grave ne permet pas une autre attitude) face au souvenir de ceux et celles qui ont souffert, qui ont su résister à la pire ignominie humaine. Assurément, Kinderzimmer reste un immense roman comme il est rare d'en trouver actuellement : Valentine Goby, en abordant les conditions de vie dans le camp de travail de Ravensbrück, a construit une intrigue mesurée et n'a pas surjoué dans le pathos (les descriptions objectives suffisent à décrire la barbarie et à créer une émotion sincère chez le lecteur). Lire ce livre devient un indispensable, à l'heure où les derniers résistants et déportés de la seconde guerre mondiale quittent ce monde, où des propos infamants négationnistes refont surface et où de futurs candidats frontistes décérébrés embrayent sur « le point de détail » lepéniste. 
Suzanne Langlois, ancienne déportée du camp de travail de Ravensbrück en septembre 1944, débarque un jour dans un lycée pour parler des conditions de sa détention. Au détour d'une question lycéenne, elle se remémore ce passé affreux : sa participation à la résistance, sa découverte par la gestapo, le départ du train, son changement d'identité (Suzanne devenant Mila) et puis tout le reste, et surtout ce petit quelque chose emporté qu'elle n'avait pas du tout prévu.

Tout est parfaitement articulé dans ce livre : pas de mièvrerie, pas de sensiblerie, tout détail indique l'horreur absolue de cette période et pourtant, cette atmosphère plombée est relevée par l'immense courage et la solidarité de ces femmes, leur envie de vivre malgré le harcèlement, le découragement, les fausses rumeurs de la Libération, le décès de codétenues, le froid et la mort qui rôde continument. Ce livre est un rappel salvateur de ces résistantes de l'ombre qui ont honoré l'espèce humaine et leur patrie.

Éditions Actes Sud

Rentrée littéraire 2013 

Mon exemplaire voyage bien sûr

avis : Clara , EvalireJérôme , Eimelle , Natiora, Argali, Malice (qui parle aussi de Charlotte Delbo),Valérie, Noukette , Théoma, Jostein, Sandrine(SD49), Saxaoul, Hérisson ... 

et un de plus pour le non-challenge de Galéa et pour le challenge d'Aspho (prix des lecteurs du Maine libre 2013)
PépitesA tous prix
Je propose délibérément un avis moins détaillé que prévu. Je laisse la place au modérateur Michel Quint et à l'auteure Valentine Goby lors de la rencontre lilloise au Bateau-Livre le jeudi 26 septembre 2013.

Très vite, le dialogue s'installe autour de la mémoire, de la démarche d'écriture, de la confusion entre souvenirs et réalité vécue.  Kinderzimmer est une reconstruction à l'envers, un retour vers l'avant : on ignore toujours l'avenir. Lorsque Suzanne prend le train, elle ne sait pas encore que le statut de déportée la suit, ainsi que la destination finale Ravensbrück. Et c'est la question fondamentale de la lycéenne, qui fait basculer l'héroïne vers ce passé-là. 
Les témoignages de l'époque demeurent fragiles et parfois contradictoires : certaines déportées se rappelaient de l'existence d'un lac à Ravensbrück, d'autres l'ont toujours nié. Sa mare d'eau était bien présente mais certaines confinées dans un endroit précis du camp ne pouvaient en aucun cas la visualiser. Les souvenirs restent multiples, se contaminent et parfois jettent un doute sur certains faits de résistance. 
La difficulté ici se mesure par l'absence d'archives : Ravensbrück est un camp sans documents. Seules les paroles précieuses des survivantes narrent ce qui fut, détiennent une part de vérité. Le scénario choisi par Valentine Goby ne propose ni décor, ni photos, peu de descriptions matérielles dans le but de travailler sur cette brèche.

Michel Quint appuie sur les thèmes chers de Valentine Goby : le corps, la maternité, la musique et les oubliées de l'Histoire :

1) Le corps.
Thème présent dans Des corps en silence et Qui touche à mon corps, je le tue, il mesure la barbarie subie, la dignité et l'humanité aussi, la dégradation qui s'opère : la manière dont il est mangé et dont il s'économise pour sauver le cœur et le cerveau. Toutes les femmes souffrent d'aménorrhée, ont une vague connaissance de leur anatomie (la plupart a moins de vingt ans à l'arrivée dans le camp de travail). L'objectif reste de nourrir ce corps par tous les moyens et certaines rescapées souffrent du sentiment de culpabilité d'avoir réussi à voler et garder pour soi quelque chose à manger, d'avoir commis ce crime d'avoir survécu alors que d'autres sont mortes. Le corps devient le baromètre du mal et de l'avancée de l'animalité : les femmes se blottissent pour surmonter le froid, partagent une même couche à trois pour gagner un peu de chaleur.

2) La maternité.
Exploitée dans Des corps en silence et L'échappée, ce thème prend de l'ampleur ici. Aussi bizarre que cela puisse paraître, il a existé une kinderzimmer, pièce pour nourrissons, à Ravenbrück de septembre 1944 à mars 1945. Avant cette date, les bébés naissants étaient supprimés immédiatement. On ne connait pas la raison de l'existence de cette fausse nurserie car il ne faut pas espérer une once d'humanité de la part des geôlières : le lait en poudre était rationné et accordé en échange d'un cadavre de bébé. Les mères s'affaiblissent, les nouveaux-nés poussent et dépérissent. Là s'enclenchent une vraie solidarité entre les femmes et la guerre contre le temps : les bébés appartiennent au groupe, l'objectif est de les faire vivre le plus longtemps possible. Chaque jour gagné est à la fois une victoire (le maintien de l'espèce humaine, la transmission) et une défaite (car la durée de vie d'un nourrisson dans ces conditions-là n'excède pas quatre-vingt-dix jours). Du coup, chaque enfant dépasse la singularité maternelle et représente un défi collectif : celui de ne pas mourir avant la mort ! Trois enfants français ont survécu à Ravensbrück : deux garçons et une fille.

3) La musique.
Fondamentale dans La note sensible et présente dans L'échappée, la musique apparaît comme source de résistance, échappe à toutes les barrières : Suzanne Langlois codifie des messages secrets à l'aide de partitions, Mila et ses amies organisent un concert d'ongles pour célébrer l'anniversaire de l'une des leurs et laissent volontairement pourrir un beau piano extorqué par les nazis, histoire de reconstruire le destin et de ne pas laisser le meilleur au pays ennemi. Les langues natales participent à la musicalité du texte. D'ailleurs, celle employée par les Aufseherins ne ressemble en rien à de l'allemand ou au polonais : c'est un idiome propre à tous les camps de concentration.

4) Les oubliées de l'Histoire
Sensible aux figures féminines, Valentine Goby tenait à rendre hommage aux grandes résistantes (Germaine Tillion, Charlotte Delbo, la plus grande poétesse du XXème siècle selon l'auteure et secrétaire de Louis Jouvet, dont les écrits splendides retrouvent enfin les étaux des libraires) et puis les autres, les petites, les inconnues au langage populaire si rafraîchissant : histoire de rendre aux femmes la parole politique confisquée longtemps par les hommes. 

Un conseil : lisez ce livre !

Mon exemplaire voyage

évasion musicale : Young and beautiful - Lana Del Rey


59 commentaires:

  1. ma soeur vient de me l'offrir, je reviendrai lire ton billet après ma lecture.

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    1. J'espère que tu aimeras : je le souhaite de tout cœur. Bises aussi à ta sœur si généreuse.

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  2. L'auteure va venir dans ma ville, je ne veux pas la rater ! Merci pour ton billet sensible et précis !

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    1. oui et tu vas te régaler car lors de cette future rencontre, Valentine Goby va modérer l'entretien avec Michel Quint (qui parlera de son nouveau roman sorti mi-octobre) et Michel Quint modèrera celui de Valentine Goby sur Kinderzimmer. J'ai failli y aller mais j'ai un week-end prévu de longue date sur Paris à ce moment-là. Cela aurait été une belle occasion de voir nos trombines (je ne désespère pas !)

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  3. Cette auteur semble aimer traiter de thèmes forts dans un style assez sobre. J'ai lu un de ses romans et celui-là me semble tout à fait dans mes cordes.

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    1. Je pense en effet que tu es une lectrice parfaite pour ce roman. Bises

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  4. Je viens de finir un autre roman sur Ravensbrück, La Nuit des secrets de David Doma. Pas facile d'éviter la sensiblerie sur ce genre de sujet et même si ton billet me rassure sur ce point, ce livre ne m'attire pas pour le moment. Pas envie d'enchainer deux livres sur ce sujet et le côté maternité, même s'il est important d'en parler, ne m'attire pas vraiment.

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    1. Je te comprends : j'ai déjà mis un mois avant d'écrire quoi que ce soit sur Kinderzimmer. Le sujet est lourd mais c'est si important de s'imprégner de ce qui fut.

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  5. Un sujet vraiment difficile mais je pense le lire, un jour ou l'autre.

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  6. Tu sais quoi, je vais le découvrir bientôt et je m'en réjouis !

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  7. Magnifique billet, je suis encore plus contente d'avoir gagné le livre ma Phili... Malgré le sujet plus que difficile, je ne vais pas tarder à le lire...

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    1. Tu sais ce que j'ai écrit en te l'envoyant. Je t'embrasse fort, ma poulette !

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  8. Quand tu dis que c'est un indispensable, je suis obligée de te croire ! Il est noté ! Un beau billet que tu nous a fait là !

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    1. Merci,Aspho : c'est plus facile d'écrire sur les mots d'une autre. Je n'ai pas un grand talent ici : j'ai pris des notes en essayant de respecter les paroles émises.

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  9. Passionnant article et rencontre qui devait être particulièrement intéressante.

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    1. oui, surtout que Valentine Goby est une vraie bavarde et Michel Quint se défend bien aussi de ce côté-là. C'était une confrontation littéraire très agréable : j'ai aimé entendre Valentine Goby parler de ses recherches, son travail d'études de deux ans, de son sujet.

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  10. Merci pour ce billet si précis et si détaillé. Je le lirai sans doute, mais pas tout de suite.

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  11. Je ne suis pas fan de l'auteur mais le sujet m'interresse, je le lirai pour notre prochain cercle ... On en reparle !

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  12. Beau billet Pilisine, pour un très beau roman.

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  13. Quel beau billet. Je lirai ce livre...

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  14. Un livre que tu conseillerai aux ados, également ?

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    1. C'est une question difficile et judicieuse : si je me place au niveau Marie-Aude Murail (Oh Boy, 3000 façons de dire je t'aime), je dirai qu'il y a un pas de plus à franchir pour Kinderzimmer. En disant cela, je ne me lance pas. Pour ados de seize ans minimum.

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  15. Il n'est pas encore à la bibliothèque, je vais attendre

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    1. Je peux te l'envoyer si tu veux, après la lecture de ma copine M.

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  16. bon ben... il faudrait peut-être que je m'y mette. J'ai jusqu'ici éviter de le noter car je n'accroche pas tellement avec la plume de l'auteure mais le billet est plutôt convaincant ! :)

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    1. Je peux te l'envoyer, après la lecture de ma copine. Bisous

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  17. Je ne l'ai pas noté la dernière fois que j'ai lu une chronique. Pas très envie de cette histoire. Puis, c'est vrai que ton billet est tentateur, alors oui, je note et je verrai...

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  18. Punaise, tout le monde le trouve beau ce livre, et alors moi le thème me rebute plus que je saurais le dire...

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    1. Le sujet n'est pas gai ni simple. A toi de voir : tu as de quoi faire de toute façon, avec le prix Elle !

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  19. Merci d'avoir attiré mon attention sur ce livre, Philisine ! C'est une période qui me semble nécessaire de toujours étudier. Je ferai bien partie du voyage de ce livre s'il y a encore un peu de place. Merci à toi de l'avoir organisé.

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    1. avec plaisir, Annie : je relancerai les personnes intéressées par mail dès que le livre sera disponible.

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  20. C'est un roman que je veux lire absolument. Je m'intéresse beaucoup à cette période de l'histoire. Les thèmes du corps et de la maternité me semblent un éclairage intéressant. Ton article donne envie de lire Philisine ! Bises et bon dimanche !

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    1. Merci, Heide : quand il est disponible, j'envoie un courriel aux personnes intéressées de le lire. Bises

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  21. Passionnant ! et dire que j'ai raté cette rencontre... mais bon, je n'ai toujours pas lu ce roman... ni aucun de la rentrée, ou si peu, d'ailleurs...
    mon tour des blogs de cet aprèm me déprime, suis-je donc la seule blogueuse à ne pas lire les nouveautés ? :(

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    1. non tu n'es pas la seule. Il n'y a pas d'obligation. J'aime bien choisir quelques nouveautés et de les lire à ce moment-là histoire de prendre la température de cette rentrée littéraire. Bises

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  22. Bonjour Philisine, Je découvre ton blog via celui de Fransoaz. Puis-je me mettre sur la liste pour recevoir "Kinderzimmer" et "la lettre à Helga" de Bergsveinn Birgisson ? Ce sont les deux livres qui me faisaient le plus envie lors de cette rentrée littéraire. Merci d'avance. Bises

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    1. oui, avec plaisir : il faudra que tu me communiques ton adresse postale. Les deux livres sont en voyage mais je te contacterai en temps voulu. Bises

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  23. J'ai très envie de lire ce livre, et en même temps, je sais que cela sera très douloureux. J'ai du mal avec cette période.

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    1. Il m'a "libérée" par rapport à cette période. Je sis prête à d'autres récits. Bisous (en discutant avec mes parents nés pendant la seconde guerre mondiale, j'ai constaté qu'ils ne savaient rien, parce qu'après cette indicible horreur, la première réaction des survivants et de ceux qui les ont reçus fut l'immense tristesse et le silence. Ce livre en parle et devient indispensable, comme transmetteur de souvenirs et de ce qui fut)

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  24. Il me fait hésiter, j'ai lu pas mal de romans durs ces temps ci, mais je finirais sans doute par me laisser tenter!

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  25. Je savais que j'avais déjà lu ton article, depuis plusieurs blogueuses ont parlé de l'émotion qu'elles ont ressentie à la lecture de ce livre...Je sais qu'à un moment, il viendra vers moi, mais je crains vraiment d'être très bousculée!!
    PS: tu pourrais recevoir l'award de la blogueuse la plus réactive!;-)

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    1. J'attends cet award avec impatience (je rigole). C'est un livre important, pas simple à chroniquer mais qu'il est essentiel d'approcher (et de lire)

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  26. Impossible de trouver un avis négatif sur ce bouquin et pourtant, moi, il m'est tombé des mains.
    J'ai été arrêté par le style de l'auteure. A la page 38, j'ai abandonné! Pas de ponctuation ou mal placée, des phrases tirées en longueur, des mots qui arrivent d'on ne sait où...
    Je suis sûr que l'histoire est intéressante voire bouleversante mais je ne peux continuer...

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  27. je suis tombée par hazard sur ce livre, je viens de le finir ! je pense qu'il fait partie des indispensables pour la mémoire collective, pour le respect de la souffrance vécue, pour se souvenir qu'on est capable du pire comme du meilleur, alors à chanun de nous de choisir !

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  28. Tellement touchant, plein de solidarité et d'espoir dans ce livre, j'aime beaucoup!
    (2 ou 3ans après)

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