Dans Ligne de fracture, Jesmyn Ward aborde la gémellité sous le versant mythique d'Abel de Caïn, sans le côté fratricide mais avec un côté brutal quand même.
Joshua et Christophe viennent d'achever leurs études secondaires et se préparent à rentrer dans la vie active, plus par obligation que par choix. Tous deux ont le souhait d'aider financièrement leur grand-mère maternelle, Ma-Mee, qui assure depuis leur plus jeune âge leur éducation à Bois Sauvage en Louisiane. Leur mère, Cille, est partie dans la grande ville pour y gagner sa vie, pour subvenir à leurs besoins financièrement et surtout parce qu'elle ne trouvait pas d'emploi sur place ; leur père-géniteur a viré junkie. Joshua et Christophe découvrent les difficultés de la recherche du premier emploi, quitte à emprunter deux chemins bien différents et à flirter avec l'illégalité.
Et ce constat : assurément, Jesmyn Ward est une immense romancière, bourrée de talent, parce que même son premier roman que représente Ligne de fracture est remarquable. Je n'en fais pas un coup de cœur mais j'ai eu un vrai bonheur de lecture, tout y est, tout est absolument à sa place. Jesmyn Ward décrit les scènes, les sentiments, les comportements de façon précise. Les dialogues sont percutants, tout paraît naturel et tout coule de source. Ce qui est assez épatant dans Ligne de fracture, est le positionnement des personnages : vecteurs narratifs, les jumeaux Christophe et Joshua laissent la place aux autres protagonistes qui sont indispensables à l'histoire. On retrouve la figure maternelle auprès de Ma-mee, le couple parental fuyant chacun à sa façon (l'un par l'addiction aux drogues dures, l'autre par le travail), mais marquant une présence physique au moins dans cette étape de vie des jumeaux. Les interventions de Skeeter sont des clins d’œil appuyés au roman suivant Bois sauvage dans lequel évoluera ce personnage secondaire en devenant un des héros.
Dans Ligne de fracture, Jesmyn Ward aborde la misère sociale et la pauvreté en Louisiane, la difficulté à s'insérer dans le monde du travail malgré une volonté certaine, malgré le fait d'être porté par des valeurs saines. L'autrice décrit le monde des laborieux, une collectivité familiale soudée où l'esprit de famille prend toute sa dimension dans l'intergénérationnel, comme un cocon, ultime rempart de sécurité.
Le titre du roman est parfaitement choisi : la ligne pour la délimitation, pour la démarcation (entre les jumeaux, le point de non retour), pour le rail de coke ; la fracture pour la séparation, la cassure, la blessure du (des) corps.
À travers ses romans, Jesmyn Ward exploite l'image de la famille sous différentes facettes, avec différentes tribus, souvent décousues, souvent avec une mère défaillante ou transparente ou inexistante, avec un père soit dysfonctionnel soit protecteur (rarement les deux), souvent une grand-mère ou un couple de grands-parents maternels qui assurent, avec un lien puissant au sein de la fratrie des enfants (lien de complicité ou de force), à l'image de ce que l'autrice a connu plus jeune peut-être. Son deuxième thème de prédilection est l'atmosphère sociale dans laquelle évoluent ses héros et ce champ-là lui permet d'aborder la discrimination que subit la communauté noire aux États-Unis : discrimination face à l'emploi, discrimination du lieu de vie (ghettos urbains ou semi-urbains). Cette thématique est davantage visible dans ce roman-ci.
Jesmyn Ward a reçu deux fois le prix National Book Award : une première fois pour Bois sauvage, une seconde fois pour Le Chant des revenants, et ce n'est ni une surprise ni lié au hasard.
Éditions 10/18
Traduction de Jean-Luc Piningre
de la même autrice : Bois sauvage (2nd roman de l'autrice), Le Chant des revenants (3ème roman de l'autrice) tous indépendants des uns et des autres.
C'est plutôt une histoire tentante. Je n'ai pas encore lu cette romancière.
RépondreSupprimerJ'adore tout de Jesmyn Ward : elle est pour moi de la trempe de Patrick Modiano (dans sa capacité à restituer un monde -celui de son enfance-, à témoigner, aussi à anticiper). Elle a une plume naturelle, une écriture cinématographie : j'arrive à visualiser tout ce qu'elle dit. Pourtant à la lire, on a l'impression qu'il ne se passe pas grand chose, parce qu'elle sait procéder aux bascules de façon complètement naturelle sans heurt. La violence ici est physique et verbale, à la fois la violence des corps et la violence sociale. Je pense que tu pourrais apprécier tout d'elle.
SupprimerUne auteure qu'il faut que je découvre.
RépondreSupprimerJe ne connais pas du tout !
RépondreSupprimerLa plupart du temps, ta news arrive dans mes spams !
Bonne semaine.
que tu en parles bien ! Je ne connais pas cette autrice.
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