Voici un curieux OLNI venu d'Estonie, carton plein sur Libfly, à juste titre. Grâce à Zazy, j'ai eu la chance de le découvrir et de le savourer.
Leemet, jeune Estonien d'un dizaine d'années, vit dans la forêt en compagnie de son oncle Vootele, sa mère Linda, sa sœur Salme, son copain Pärtel, sa copine Hiie aux terreurs parentales de Tambet et de Mall, l'alcoolique Meeme etc. Tout ce petit monde cohabite près d'un village dirigé de main de maître par le doyen Johannes dont la fille Magdalena ne laisse aucun garçon insensible.
D'un côté donc, le milieu païen des esprits forestiers, de la Salamandre (bête mythique sensée protéger la tribu de Leemet de la cohorte de chevaliers allemands et de leurs croyances dont le fameux Jésus, un nouveau génie, la récente idole des jeunes !), de la vie en caverne au contact d'ours libidineux voire futurs obèses, de poux gigantesques et de vipères royales signifiant par sifflements leur profonde sagesse, de la présence bienveillante d'une autre espèce humaine honorée par les adorables anthropopithèques Rääk et Pirre ; de l'autre, une bande d'anciens amis, tous convertis aux nouveaux préceptes (et concepts tels que la consommation du pain, la culture du blé, l'usage de la faucille etc), oublieux de l'antique civilisation et de ses mœurs (l'apprentissage du célèbre langage des serpents, si précieux pour communiquer et vivre en bonne harmonie avec la nature, pour chasser aussi), décidés à se soumettre au diktat de l'envahisseur, au sens critique totalement aveuglé.
page 204
« Mais pourquoi vous leur obéissez ? »
« Comment ça ? » s'étonna Jaakop. « Ils viennent quand même de l'étranger, ils savent mieux que nous comment le monde marche. C'est à eux de nous commander, pas le contraire. Nous sommes tout juste sortis de la forêt, qu'est-ce que nous avons à leur apprendre ? »
« La langue des serpents. »
Ce livre, à la fois conte initiatique et vrai pamphlet contre toutes les croyances qui excluent et séparent les hommes, se lit d'une traite. Leemet représente l'élément fédérateur, celui qui a connu les deux modes de vie (avant le décès de son père, il a vécu au village avant de retourner en forêt à la demande express de sa mère), celui qui tente le rapprochement de deux peuples. Mais comme dans toute guerre de propagande où les gourous multiples assoient leur pouvoir de nuisance à coups d'incantations ou de gesticulations morbides (le chrétien Johannes versus le druide Ülgas), les efforts d'entente s'amenuisent et la violence s'installe.
page 30
« Il y en a qui croient aux génies et fréquentent les bois sacrés, et puis d'autres qui croient en Jésus et qui vont à l'église. C'est juste une question de mode. Il n'y a rien d'utile à tirer de tous ces dieux, c'est comme des broches et des perles, c'est pour faire joli. »
Mélangeant allègrement les références mythologiques -germaniques en particulier- avec l'Histoire (métaphore de l'invasion russe en Estonie), il n'est pas étonnant que le titre du livre parle du thème fédérateur, qui tient à cœur à l'auteur Andrus Kivirähk : le langage, l'identité propre d'un peuple, le premier fondement que va annihiler l'envahisseur. Celui des serpents remplace l'idiome estonien fragilisé pendant le long joug russe (Sofi Oksanen avec Purge et Les vaches de Staline décrit l'horreur de cette domination), les Estoniens longtemps considérés comme le peuple de la forêt sous-entendu attardé et ignare. La traduction de Jean-Pierre Minaudier n'évite pas l'écueil de certains anachronismes langagiers, qui relancent par le rire (ou le sourire) l'intrigue mais la modernisent foncièrement.
La thèse d'Andrus Kivirähk n'est pas de prendre parti (sauf, en ce qui concerne la religion, où là son anticléricalisme ressurgit de plus belle) pour telle ou telle culture, mais il rappelle que nous nous nourrissons de nos différences. Le deuxième axe déjà suggéré reste la crédulité et l'ignorance humaine : croire de façon aveugle en un dieu ou une icône, en un régime politique sans sens critique relève de la soumission et amène l'individu à un état cérébral végétatif. Il est bon de garder raison et dignité, d'éviter toute vengeance ou effusion sanguine. La fin de l'ouvrage n'oublie hélas pas l'époque violente de cette partie de l'Histoire.
L'homme qui savait la langue des serpents est un très grand livre (où vous apprendrez pourquoi les hérissons sont les animaux les plus bêtes de la forêt et où vous découvrirez un rituel féminin bien fouettant)
Éditions Attila (qui décidément offrent une publication de très haute qualité. Après Le désert et sa semence et Le voyage imaginaire, je vais devenir une addict de cette maison !)
Rentrée littéraire 2012
avis : Zazy (mille mercis pour l'envoi de ce LV), Liliba
et un de plus pour les challenges de Sharon et d'Anne.

