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L'homme qui savait la langue des serpents - Andrus Kivirähk *****

Voici un curieux OLNI venu d'Estonie, carton plein sur Libfly, à juste titre. Grâce à Zazy, j'ai eu la chance de le découvrir et de le savourer.
Leemet, jeune Estonien d'un dizaine d'années, vit dans la forêt en compagnie de son oncle Vootele, sa mère Linda, sa sœur Salme, son copain Pärtel, sa copine Hiie aux terreurs parentales de Tambet et de Mall, l'alcoolique Meeme etc. Tout ce petit monde cohabite près d'un village dirigé de main de maître par le doyen Johannes dont la fille Magdalena ne laisse aucun garçon insensible. 

D'un côté donc, le milieu païen des esprits forestiers, de la Salamandre (bête mythique sensée protéger la tribu de Leemet de la cohorte de chevaliers allemands et de leurs croyances dont le fameux Jésus, un nouveau génie, la récente idole des jeunes !), de la vie en caverne au contact d'ours libidineux voire futurs obèses, de poux gigantesques et de vipères royales signifiant par sifflements leur profonde sagesse, de la présence bienveillante d'une autre espèce humaine honorée par les adorables anthropopithèques Rääk et Pirre ; de l'autre, une bande d'anciens amis, tous convertis aux nouveaux préceptes (et concepts tels que la consommation du pain, la culture du blé, l'usage de la faucille etc), oublieux de l'antique civilisation et de ses mœurs (l'apprentissage du célèbre langage des serpents, si précieux pour communiquer et vivre en bonne harmonie avec la nature, pour chasser aussi), décidés à se soumettre au diktat de l'envahisseur, au sens critique totalement aveuglé.

page 204
«  Mais pourquoi vous leur obéissez ? »
« Comment ça ? » s'étonna Jaakop. « Ils viennent quand même de l'étranger, ils savent mieux que nous comment le monde marche. C'est à eux de nous commander, pas le contraire. Nous sommes tout juste sortis de la forêt, qu'est-ce que nous avons à leur apprendre ? »
« La langue des serpents. »

Ce livre, à la fois conte initiatique et vrai pamphlet contre toutes les croyances qui excluent et séparent les hommes, se lit d'une traite. Leemet représente l'élément fédérateur, celui qui a connu les deux modes de vie (avant le décès de son père, il a vécu au village avant de retourner en forêt à la demande express de sa mère), celui qui tente le rapprochement de deux peuples. Mais comme dans toute guerre de propagande où les gourous multiples assoient leur pouvoir de nuisance à coups d'incantations ou de gesticulations morbides (le chrétien Johannes versus le druide Ülgas), les efforts d'entente s'amenuisent et la violence s'installe.

page 30
« Il y en a qui croient aux génies et fréquentent les bois sacrés, et puis d'autres qui croient en Jésus et qui vont à l'église. C'est juste une question de mode. Il n'y a rien d'utile à tirer de tous ces dieux, c'est comme des broches et des perles, c'est pour faire joli. »

Mélangeant allègrement les références mythologiques -germaniques en particulier- avec l'Histoire (métaphore de l'invasion russe en Estonie), il n'est pas étonnant que le titre du livre parle du thème fédérateur, qui tient à cœur à l'auteur Andrus Kivirähk : le langage, l'identité propre d'un peuple, le premier fondement que va annihiler l'envahisseur. Celui des serpents remplace l'idiome estonien fragilisé pendant le long joug russe (Sofi Oksanen avec Purge et Les vaches de Staline décrit l'horreur de cette domination), les Estoniens longtemps considérés comme le peuple de la forêt sous-entendu attardé et ignare. La traduction de Jean-Pierre Minaudier n'évite pas l'écueil de certains anachronismes langagiers, qui relancent par le rire (ou le sourire) l'intrigue mais la modernisent foncièrement. 

La thèse d'Andrus Kivirähk n'est pas de prendre parti (sauf, en ce qui concerne la religion, où là son anticléricalisme ressurgit de plus belle) pour telle ou telle culture, mais il rappelle que nous nous nourrissons de nos différences. Le deuxième axe déjà suggéré reste la crédulité et l'ignorance humaine :  croire de façon aveugle en un dieu ou une icône, en un régime politique sans sens critique relève de la soumission et amène l'individu à un état cérébral végétatif. Il est bon de garder raison et dignité, d'éviter toute vengeance ou effusion sanguine. La fin de l'ouvrage n'oublie hélas pas l'époque violente de cette partie de l'Histoire. 

L'homme qui savait la langue des serpents est un très grand livre (où vous apprendrez pourquoi les hérissons sont les animaux les plus bêtes de la forêt et où vous découvrirez un rituel féminin bien fouettant)

Traduction de Jean-Pierre Minaudier 

Éditions Attila (qui décidément offrent une publication de très haute qualité. Après Le désert et sa semence et Le voyage imaginaire, je vais devenir une addict de cette maison !)

Rentrée littéraire 2012

avis : Zazy (mille mercis pour l'envoi de ce LV), Liliba

et un de plus pour les challenges de Sharon et d'Anne.

Essai sur l'art de ramper à l'usage des courtisans - le baron d'Holbac ****

Ce petit livre est extraordinaire, d'où ma gêne à en parler surtout au vu de son nombre de pages restreint (exactement quinze, cinq fois son prix en euros) sans risquer la paraphrase ou le résumé. Déjà un titre très évocateur et suffisamment provocateur pour me plaire, Essai sur l'art de ramper à l'usage des courtisans, à l'image d'une prose fraîche et si contemporaine, fait remarquable pour un livre publié en 1790, un an après la mort de l'auteur. Comme quoi, les temps changent, les habitudes demeurent !
Le baron d'Holbac nous décrit cet animal politique qu'est le courtisan, appelé Homme de Cour et présente les qualités inhérentes au bonhomme pour rester à l'ombre du pouvoir mais suffisamment près (et même tout tout près) : subir les foudres souveraines sans faillir (en gros, avaler des couleuvres), changer d'avis comme de chemise (en bon opportuniste qu'il se doit d'être, le mieux restant de ne pas avoir d'avis), page 20 «être l'ami de tout le monde, sans avoir la faiblesse de s'attacher à personne» (la traîtrise lui plaira : certains ont plutôt bien réussi), connaître la bienséance pour charmer (et rester... au pouvoir), etc. S'en suivent une courte biographie et la bibliographie de cet auteur méconnu mais prolifique décédé l'année de la Révolution française.
Comment ne pas restituer ce texte à certains hommes politiques, toujours enclins à la sphère du pouvoir, pensant blanc un jour et noir le lendemain, torpillant leur candidat dans le but de se placer pour une élection future ? Comment ne pas aussi l'étendre à des humains plus terre à terre, ceux qui se couchent devant la moindre autorité pour y gagner quelques galons ? Car ne nous restreignons pas simplement au fait politique, le comportement décrit peut s'appliquer à toute personne veule, lâche et hypocrite que chacun d'entre nous peut rencontrer dans sa vie professionnelle ou personnelle, celle qui ne pense rien mais agit en sous-main.
Un texte riche et nourri, d'une profonde modernité... une lecture agréable et jouissive grâce à l'opération Un éditeur se livre de Libfly avec les Éditions Allia, que je remercie pour ce moment délicieux.

évasion musicale : L'opportuniste -Jacques Dutronc  (et oui, vous ne pouviez pas y échapper pour mon plus grand bonheur. Notre Jacques a mis en chanson les idées du baron)

La Grève des électeurs - Octave Mirbeau ****

Pamphlet publié le 28 novembre 1888 dans Le Figaro, La Grève des électeurs étonne par sa modernité, les arguments qu'il énonce et les dérives qu'il dénonce. Lorsqu'on ouvre ce petit livre de 3€ seulement, outre la fraîcheur de la langue, on reste épaté de sa grande actualité. Pour Octave Mirbeau, le système de castes sociales perdure, monopolisant le pouvoir depuis des générations et perpétuant cette tradition bien française de courtisans politiques. La monarchie n'existe plus mais les privilèges et arrivistes restent, l'électeur («inexprimable imbécile, pauvre hère») ne sert alors qu'à avaliser ce système, lui accordant une légitimité citoyenne au moyen du vote. Aussi, Mirbeau préconise l'abstention (page 16 : «rentre chez toi, bonhomme, et fais la grève du suffrage universel»). Assez lucide sur l'évolution politique, l'auteur dénonce «cette Révolution (1789) qui n'a même pas été une révolution, un affranchissement mais un déplacement des privilèges, une saute de l'oppression sociale des mains des nobles aux mains bourgeoises et, partant, plus féroces des banquiers» (page 26). En ces temps de crise économique et de scandales financiers divers, je trouve ces derniers mots profondément convaincants ! Ce court texte, suivi de son Prélude daté du 14 juillet 1889, présente les arguments d'Octave Mirbeau mais à aucun moment n'énonce de contre-propositions politiques : d'où la faiblesse du propos ! S'en suit une belle et fine analyse de Cécile Rivière, les Moutons noirs, qui replace les écrits de Mirbeau dans le contexte politique originel, décrit l'ascension de l'auteur dans les sphères politiques (une espèce d'opportuniste, comme celui chanté par Jacques Dutronc). Octave Mirbeau s'est longtemps «recherché», ses idées et son aversion s'en ressentent.
Clairement, à l'heure d'aujourd'hui, ce pamphlet ne trouverait aucun quotidien pour sa publication (mis à part peut-être les journaux anarchistes). La désertion électorale reste un sujet délicat, seulement soulevé les soirs d'élection, jamais vraiment étudié par les politiques qui s'en désolent ou s'en affranchissent. 
Octave Mirbeau me semble oublier un élément important : certes, l'élection permet le plébiscite ou non d'un candidat mais la citoyenneté ne s'arrête pas à ce rendez-vous. Il me paraît évident que le mécontentement populaire ne se résume pas au passage d'un bulletin dans l'urne, qu'un politique élu doit rendre des comptes, que manifester ou faire grève restent salutaires démocratiquement (puisque ces actes notent une réaction populaire, inutile pour certains (qui ne la supportent plus) mais bien visible et audible pour tous). La démocratie, comme on la vit en France, reste un moindre mal, préférable à toute dictature ou à tout régime envisagé par les partis extrémistes, actuellement les seuls grands bénéficiaires de l'abstention.

Livre reçu et lu grâce à l'opération Libfly / un éditeur se livre avec les Éditions Allia, que je remercie infiniment. 

évasion musicale : Fly - Mark Orel